Distr.

GENERALE

CAT/C/SR.192
17 novembre 1994


Original: FRANCAIS
Compte rendu analytique de la premiere partie (publique) de la 192ème seance : Chile. 17/11/94.
CAT/C/SR.192. (Summary Record)

Convention Abbreviation: CAT
COMITE CONTRE LA TORTURE

Treizième session

COMPTE RENDU ANALYTIQUE DE LA PREMIERE PARTIE (PUBLIQUE)*
DE LA 192ème SEANCE

tenue au Palais des Nations, à Genève,
le mardi 8 novembre 1994, à 15 h 30


Président: M. DIPANDA MOUELLE


SOMMAIRE


Examen des rapports présentés par les Etats parties en application de l'article 19 de la Convention
(suite)

- Deuxième rapport périodique du Chili (suite)



* Le compte rendu analytique de la deuxième partie (privée) de la séance est publié sous la cote CAT/C/SR.192/Add.1 et le compte rendu de la troisième partie (publique) de la séance, sous la cote CAT/C/SR.192/Add.2.

La séance est ouverte à 15 h 30.

EXAMEN DES RAPPORTS PRESENTES PAR LES ETATS PARTIES EN APPLICATION DE L'ARTICLE 19 DE LA CONVENTION (point 4 de l'ordre du jour) (suite)

Examen du deuxième rapport périodique du Chili (suite) (CAT/C/20/Add.3)

1. Sur l'invitation du Président, la délégation chilienne, composée de M. Toro et de M. Lillo, prend place à la table du Comité.

2. Le PRESIDENT invite la délégation chilienne à répondre aux questions que lui ont posées les membres du Comité à la séance précédente.

3. M. TORO (Chili) déclare qu'il ne manquera pas de transmettre au Gouvernement chilien les préoccupations exprimées par le Comité et qu'il fera parvenir à celui-ci par écrit certains des renseignements demandés. S'agissant de l'application de la Convention contre la torture dans le droit interne et du rang qu'elle occupe dans la hiérarchie des normes, M. Torro cite l'article 5 de la Constitution chilienne qui stipule notamment que les organes de l'Etat ont l'obligation de respecter et de promouvoir les droits consacrés dans la ... Constitution, ainsi que dans les traités internationaux ratifiés par le Chili et en vigueur. Il découle de cette disposition que la Convention prend le pas sur les lois internes et que le respect des droits essentiels a valeur constitutionnelle. Dans deux arrêts récents concernant des violations des droits de l'homme, la Cour d'appel de Santiago a souligné qu'en vertu de l'article 5 de la Constitution, les normes contenues dans les traités internationaux ont valeur constitutionnelle au même titre que les droits constitutionnels garantis par l'article 19 de la Constitution. Ces deux arrêts font l'objet d'un recours devant la Cour suprême, qui rendra une décision définitive en la matière. A l'occasion d'une conférence de presse, le Président de la Cour suprême a indiqué récemment que, personnellement, il estimait que les traités prennent le pas sur la législation interne, du fait notamment qu'ils ont une valeur constitutionnelle.

4. Une question a été posée sur la valeur reconnue aux déclarations faites sous la torture avant l'année 1990. Il faut savoir que l'aveu n'est en aucun cas admis comme un moyen de preuve aujourd'hui. Compte tenu du fait que nombre de procès de civils ont dans le passé été fondés sur des aveux obtenus sous la contrainte, la loi No 19 047 a établi le droit pour le condamné de revenir sur les aveux faits devant le tribunal militaire et de faire une nouvelle déclaration devant le juge civil. Sur les quelque 1 800 affaires transférées de la compétence des tribunaux militaires à celle des tribunaux civils par ladite loi, environ 1 200 ont fait l'objet d'un non-lieu par la suite.

5. Sur le fait de savoir si un subordonné peut s'exonérer de sa responsabilité pénale en arguant du principe d'obéissance, M. Toro affirme que, désormais, ce principe ne peut plus être invoqué devant les tribunaux - et ne l'a d'ailleurs pas été. La position du Gouvernement chilien est que, depuis qu'il a retiré ses réserves à la Convention, notamment celle qui portait sur le paragraphe 3 de l'article 2, la Convention contre la torture s'applique intégralement. De toute façon, c'est la Cour suprême qui a en la matière le dernier mot car elle connaît des recours en inapplicabilité et en inconstitutionnalité des lois et pourrait à ce titre connaître des recours concernant l'application au Chili de la Convention contre la torture.

6. Sur le même sujet, la question a été posée de savoir comment les fonctionnaires de police ont été informés du fait que leur règlement interne ne les exonère plus de leur responsabilité pénale s'ils commettent un acte de torture sur ordre d'un supérieur hiérarchique. Au Chili, l'incorporation d'un traité international dans le droit interne passe par une procédure spéciale. Le texte du traité est envoyé au Sénat pour adoption, puis aux autorités exécutives, et enfin publié au Journal officiel. Au terme de cette procédure, le principe à respecter est que nul n'est censé ignorer la loi. C'est ainsi que les fonctionnaires de police sont informés, dans un premier temps, de l'adoption de nouvelles dispositions législatives. En outre, le gouvernement a décidé de diffuser directement les renseignements nécessaires dans tous les services de police. Les fonctionnaires de police ont donc été tous informés sur leur lieu de travail qu'ils sont désormais tenus au principe de l'obéissance réfléchie.

7. Certains s'interrogeant sur la position du gouvernement sur la peine de mort, M. Toro dit que la peine de mort est toujours prévue pour certains crimes, le projet de loi tendant à l'abolir ayant été repoussé par le Parlement. La peine de mort est applicable à certains crimes graves comme l'assassinat d'un représentant de l'ordre en uniforme ou le vol avec homicide. Néanmoins, le régime actuel répugnant à appliquer la peine de mort, l'ancien chef de l'Etat et du gouvernement, M. Aijlwin, a fait usage de son droit de gracier les condamnés à mort et le président actuel, M. Frei, devrait faire de même.

8. En ce qui concerne les réformes apportées par la loi No 19047 du 14 février 1991 et les relations entre la justice militaire et la justice civile, M. Toro dit que, idéalement, la justice militaire ne devrait connaître que des délits commis par des militaires dans l'exercice de leurs fonctions. Cela dit, plusieurs des projets de loi déposés au Parlement en ce sens n'ont pas été approuvés. Il s'ensuit que, pour le moment, les tribunaux militaires demeurent compétents pour juger des civils dans certains cas, notamment si le plaignant ou la victime est un militaire ou un "carabinier". Sur le plan juridique, il apparaît donc que la justice militaire demeure compétente sur la base du critère de la compétence personnelle (fuero personal) alors que, si le principe de la compétence réelle (fuero real) était appliqué, elle ne connaîtrait que des infractions commises par les militaires. Il n'est pas exclu que le champ de compétence de la justice militaire soit réduit à l'occasion d'une prochaine réforme du système judiciaire. Toutefois, et cela constitue déjà un progrès par rapport à la situation antérieure, les cas des personnes accusées d'avoir enfreint la loi antiterroriste, des personnes poursuivies pour critiques à l'encontre des militaires (ce qui est particulièrement important pour les journalistes) et la plupart des cas d'infraction aux lois sur le port d'armes ou l'appartenance à des groupes armés ne sont plus du ressort des tribunaux militaires . Il y a eu dans le dernier domaine cité des conflits de compétences, dans lesquels la Cour suprême s'est assez souvent prononcée en faveur de l'attribution de la compétence aux juridictions militaires.

9. En réponse à une autre question sur le même sujet, M. Toro précise que les juges civils ne peuvent malheureusement pas intervenir dans les questions de justice militaire. Un projet de loi visant à modifier cet état de choses a été rejeté par le Sénat mais le gouvernement fera tout son possible pour que les anciennes dispositions soient modifiées en vue de faciliter le déroulement des enquêtes sur les allégations de tortures.

10. M. Toro fait savoir qu'il transmettra au Gouvernement chilien l'observation selon laquelle, pour le Comité, l'article 150 du Code pénal chilien ne reprend pas entièrement l'article premier de la Convention. Parmi les difficultés concrètes que suscite pour le gouvernement l'application de la Convention il y a le fait que le régime actuel a hérité des lois adoptées par le régime militaire, dont certaines visent à empêcher de sanctionner les violations des droits de l'homme. Certains milieux politiques sont encore assez hostiles à la mise en place de procédures permettant de poursuivre et de sanctionner rapidement les auteurs de ce type d'infractions. Ces réticences ont empêché le Parlement d'approuver un certain nombre de textes présentés par le gouvernement et visant par exemple à mieux protéger les droits des détenus.

11. Il a été demandé si le Chili envisageait de faire appel à l'institution du médiateur. Sur ce point, M. Toro indique que, face à l'immensité de sa tâche, le Gouvernement chilien démocratique a dû établir des priorités et procéder par étapes. Il s'est par exemple attaché dès le début à donner aux victimes de violations des droits de l'homme la possibilité d'obtenir réparation, il a décidé le rétablissement dans leurs droits des personnes persécutées pour des raisons politiques et il a fait adopter la loi No 19047 du 14 février 1991 qui porte modification de plusieurs articles du Code de procédure pénale. Il a été décidé que la fonction de médiateur serait instituée en même temps que celle de procureur de première instance (fiscal de primera instancia) dans le cadre de la grande réforme du système de procédure pénale qui va voir le jour.

12. Certains membres du Comité ont mis en avant le fait que le nombre des poursuites et des sanctions pénales prononcées à l'encontre d'auteurs d'actes de torture n'était pas en rapport avec le très grand nombre de cas de torture enregistrés sous le régime passé; le fait a également été noté par le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme chargé d'examiner les questions se rapportant à la torture. A ce sujet, M. Toro dit qu'il est dûment donné suite aux plaintes formulées au titre d'actes de torture mais un grand nombre de ces plaintes n'aboutissent pas car beaucoup de victimes ne vont pas au-delà de la déclaration de plainte, ce qui empêche toute procédure judiciaire au sens propre. Pour les plaintes qui donnent lieu à des suites, les tribunaux exigent que la victime passe un examen médical auprès d'un médecin indépendant, lequel est souvent aujourd'hui membre de l'Institut médico-légal. En outre, un certain nombre d'affaires ne sont pas menées à bien faute de preuves. Sans doute s'emploie-t-on actuellement à réduire le délai de comparution des suspects devant les tribunaux. Mais, comme il a été dit, des lourdeurs administratives et des obstacles légaux freinent toute application rapide de la Convention. En dépit de la réforme de 1991, un procès pénal dure encore souvent de deux à quatre ans et de nombreuses plaintes sont encore entre les mains des tribunaux. Le gouvernement ne s'immisce pas du tout dans les actions judiciaires; le cas échéant, il offre à la justice la collaboration nécessaire. Rien ne fait obstacle au dépôt de plaintes devant les tribunaux. Il se peut cependant que les citoyens ne soient pas suffisamment conscients de leurs droits. Par ailleurs, il faut savoir que ni la police des carabiniers ni la Sûreté ne relève du Ministre de l'intérieur. Le projet de loi tendant à ce que ces deux corps soient rattachés au Ministère de l'intérieur a été approuvé par la Chambre de députés mais repoussé par le Sénat. Pour le Gouvernement chilien, il serait logique que le Ministère de l'intérieur soit responsable de la Sûreté et des forces de sécurité comme il est responsable de la sécurité urbaine afin de pouvoir ainsi mieux assurer la protection des droits de l'homme. Mais cette mesure ne fait manifestement pas l'unanimité pour l'instant, de nombreux parlementaires craignant une politisation de la police.

13. Le gouvernement chilien souhaiterait supprimer l'article 160 du Code de procédure pénale qui autorise la police à arrêter une personne sur la base de simples soupçons. Un projet de loi est prévu à cet effet, qui devrait être approuvé par le Parlement. Une question a été posée sur la durée de la détention provisoire. Actuellement, le délai maximum est de 24 heures pour les détentions ordonnées par une autorité non judiciaire et de 48 heures pour les détentions ordonnées par un juge. En ce qui concerne les flagrants délits, les suspects qui ne peuvent pas être présentés immédiatement devant un juge le sont à la première audience possible. Ces dispositions figurent dans les amendements au Code de procédure pénale datant de 1989.

14. Répondant à une autre question, M. Toro souligne qu'il existe une loi antiterroriste au Chili, la loi 18314, adoptée sous le régime militaire. Cette loi a fait l'objet de plusieurs modifications. Tout d'abord, la disposition permettant à tout individu, sans révéler son identité, de témoigner contre une personne accusée de terrorisme a été supprimée. Ensuite, ce sont aujourd'hui les tribunaux ordinaires qui sont saisis des affaires de terrorisme, alors que jusqu'en 1991, les tribunaux militaires étaient toujours les seules juridictions compétentes. Enfin, il existe désormais une meilleure définition du terme terrorisme qui ne laisse plus de place aux accusations hâtives.

15. Les membres du Comité souhaitent savoir quelles sont les grandes lignes de la réforme de procédure annoncée. Le Gouvernement chilien veut réformer le Code pénal pour passer d'une procédure écrite à une procédure orale, ce qui permettra d'accélérer le déroulement des procès. Dans le cadre de cette réforme, il est également prévu de mettre en place un procureur de première instance chargé notamment de l'action pénale en cas d'allégations de tortures, et de créer aussi un ombudsman. Les responsables de la réforme au sein du gouvernement sont en consultation régulière avec les autorités pénales et la police afin de ne négliger aucun élément pertinent. Ils espèrent que le projet de réforme pourra être présenté au Parlement avant la fin du mois de mars 1995.

16. En ce qui concerne le régime d'indemnisation des victimes de la torture, la situation n'était pas satisfaisante jusqu'en avril 1991 puisque l'évaluation des réparations dues aux victimes était fonction du jugement des tortionnaires eux-mêmes. L'Etat a créé depuis, conformément aux recommandations formulées par la Commission nationale pour la vérité et la réconciliation, un programme de réparation et de soins complets en matière de santé pour les victimes de violations des droits de l'homme. Selon les cas, les plaignants dont la demande aboutit reçoivent une pension ou sont rétablis dans leurs droits. L'article 19 de la Constitution prévoit que toute personne qui a été soumise à des poursuites ou condamnée devant une juridiction, quelle qu'elle soit, en vertu d'une décision que la Cour suprême a déclarée erronée ou arbitraire a le droit d'être dédommagée par l'Etat des préjudices qu'elle a subis. Il existe deux possibilités d'indemnisation, soit par la voie pénale, soit par la voie civile. La voie civile est limitée. Selon la législation actuelle, l'Etat chilien n'est responsable de l'indemnisation d'une victime que lorsque les coupables sont des fonctionnaires de l'Etat. D'autre part, la création d'un ombudsman permettra aux victimes d'être représentées. Les actes de torture commis par des militaires, dans l'exercice de leurs fonctions, sur des militaires ou des civils, pour l'instant, on l'a vu, sont toujours jugés par les tribunaux militaires.

17. En ce qui concerne les cas de torture dénoncés par certaines organisations non gouvernementales comme Amnesty International ou America Watch, le Gouvernement chilien part du principe que toute plainte pour violation des droits de l'homme mérite d'être examinée. Mieux encore, il encourage le dépôt de telles plaintes devant les tribunaux. A cet égard, M. Toro souligne aussi qu'il n'y a pas eu au Chili, depuis 1991, de condamnation de policier pour abus d'autorité. Le gouvernement n'exerce aucune influence sur les décisions des tribunaux qui jouissent d'une totale indépendance. Il existe aujourd'hui, au Chili, une procédure permettant d'établir, dans tous les cas de plainte pour acte de torture ou mauvais traitements, un certificat médical attestant de la nature et de l'ampleur des lésions. Le gouvernement lui-même a informé Amnesty International de l'existence de cette procédure. Il n'est pas inutile de rappeler que la plupart des membres du gouvernement actuel sont eux-mêmes issus d'organisations non gouvernementales.

18. La question a été posée de savoir si un détenu pouvait librement entrer en contact avec son avocat, recevoir des visites de sa famille et être examiné par un médecin. Tous ces droits sont garantis par la loi. C'est également la loi 19047 qui consacre le droit du détenu de communiquer avec son avocat en présence du juge alors qu'il se trouve au secret. La famille d'un détenu peut également demander que celui-ci soit examiné par un deuxième médecin. Le fonctionnaire chargé de l'arrestation d'un suspect devra l'informer de ses droits et lui donner lecture des chefs d'accusation retenus contre lui. Par ailleurs, la liste des droits des détenus devra, conformément à la réforme de procédure envisagée, être affichée dans tous les lieux de détention.

19. Au Chili, le corps médical est très bien formé et reconnu pour son professionnalisme. L'Etat a pour obligation d'informer les médecins des droits de l'homme inviolables de chacun.

20. Le code de déontologie médicale interdit aux médecins de participer à des actes de torture et l'ordre des médecins a engagé une procédure administrative à l'encontre d'une douzaine de médecins convaincus d'avoir participé à des actes de torture avant 1990; si le Comité le souhaite, M. Toro pourra apporter des détails sur ces affaires. Par ailleurs, il a été demandé si des médecins coupables d'actes de torture avaient été traduits devant des tribunaux sous le régime militaire. Cela s'est effectivement produit, ces personnes ayant le plus souvent comparu devant des tribunaux militaires. Dans quelques cas, ces médecins ont été reconnus coupables mais souvent, c'est leur version des faits qui a été retenue et M. Toro n'a pas connaissance de cas où un médecin coupable de violations des droits de l'homme sous le régime militaire aurait été condamné. Depuis 1990, aucune accusation de ce genre n'a été portée contre des membres des professions médicales, ni devant les tribunaux, ni devant l'ordre des médecins. Il a aussi été demandé si des médecins tortionnaires continuent d'exercer dans les hôpitaux chiliens et dans l'affirmative, s'il est possible de mettre fin à leur carrière hospitalière : M. Toro souligne à cet égard que limiter l'exercice de la profession de quiconque en l'absence d'une condamnation ne serait possible que sous l'effet d'un texte législatif; le Gouvernement chilien réfléchira à cette question.

21. L'indemnisation des victimes au-delà de ce qui a été prévu par la Commission nationale pour la vérité et la réconciliation n'est envisageable que dans le cas où une erreur de procédure a été commise à l'encontre de l'intéressé ou si l'Etat a à répondre civilement dans une affaire où un agent de la fonction publique a commis une telle erreur. Le Comité paraît favorable à la pénalisation expresse du délit de torture; M. Toro en est lui aussi partisan et recommandera aux autorités chiliennes de faire expressément figurer la torture dans la législation pénale chilienne.

22. Il a été demandé s'il existe une instance habilitée à trancher en cas d'incompatibilité entre deux textes ayant force de loi. C'est là une attribution de la Cour suprême, qui se prononce sur l'applicabilité des lois. Elle a eu notamment à le faire à l'occasion du procès qui a fait suite à l'assassinat du ministre Orlando Letellier, tué à Washington dans un attentat terroriste. Les défenseurs des militaires compromis dans cette affaire ont plaidé l'inapplicabilité de toute une série de dispositions de divers traités internationaux mais la Cour suprême ne les a pas suivis et le général Contreras, chef de la DINA sous le régime militaire, a été condamné en première instance à sept ans de prison.

23. Toute victime de torture peut, sans aucune restriction, intenter une action au pénal de sa propre initiative. Si en revanche une personne affirme avoir été victime de torture mais ne saisit pas la justice, il se pose un problème délicat : le Gouvernement chilien suit scrupuleusement les dispositions de la Constitution et du droit international relatives à la garantie d'un procès équitable et au respect des attributions de chacun des grands pouvoirs de l'Etat, de sorte qu'il ne peut prononcer la moindre peine si ce n'est à l'issue d'un procès pénal en bonne et due forme. Pour pouvoir sanctionner des personnes coupables d'actes de torture sans passer par les tribunaux, le gouvernement devrait modifier la législation d'une manière qui porterait atteinte à des principes tout à fait fondamentaux. Les sanctions pénales sont personnelles, même si c'est un agent de l'Etat qui a commis le délit. Dès lors, si les pouvoirs publics sont saisis d'une plainte pour torture, ils doivent, conformément à l'article 74 du Code de procédure pénale, saisir les tribunaux, chaque pouvoir respectant scrupuleusement les prérogatives de l'autre. Le gouvernement souhaite donc que les victimes s'adressent elles-mêmes aux tribunaux. Il a au demeurant la faculté de solliciter lui-même l'intervention de la justice, comme il l'a du reste fait parfois.

24. Dans la même optique, les autorités ont la possibilité de collaborer activement avec la justice en lui communiquant toutes informations dont celle-ci aurait besoin dans des affaires de ce type. Souvent, dans le passé, le Ministère de l'intérieur a reçu des demandes de renseignements concernant des allégations de torture pratiquée pendant la détention. Dans la période récente en revanche, aucune information de ce genre ne lui a été demandée lors d'actions faisant suite à des plaintes pour tortures, les pouvoirs publics n'ayant manifestement rien à voir avec les faits motivant ces procès. En effet, le gouvernement actuel n'a jamais ordonné la mise en détention ou l'expulsion du pays de quiconque.

25. La police est uniquement habilitée à placer des personnes en détention en vertu d'un mandat de justice, en cas de flagrant délit ou encore dans des circonstances très particulières où l'autorité régionale ou provinciale l'ordonne. Il y a donc au Chili très peu de cas où une personne qui serait victime de mauvais traitements ne pourrait pas s'adresser immédiatement à la justice alors que dans le passé, l'autorité administrative avait de larges pouvoirs en matière de détention, ce qui risquait de multiplier les violations des droits de l'homme. Désormais, l'autorité administrative ne peut ordonner le placement en détention que dans des cas très précis : l'article 258 du Code de procédure pénale prévoit en effet, depuis le 18 janvier 1989, que les préfets de région et gouverneurs provinciaux ne peuvent ordonner une mise en détention que lorsqu'à leur avis il existe un danger réel d'atteinte à l'autorité de la justice ou de retard dans l'action judiciaire relative aux délits suivants : délits contre la sécurité extérieure et la souveraineté de l'Etat ou contre la sécurité intérieure, tels qu'ils sont énoncés aux articles premier et 2 du titre II du Code pénal et dans la loi sur la sûreté de l'Etat; délits liés à la fausse monnaie et autres graves délits financiers; délits liés au trafic de stupéfiants; actes de terrorisme; enlèvement et séquestration de personnes; enfin, tout délit commis sur les lieux où le gouverneur provincial ou le préfet de région s'acquittent de leurs fonctions, ces délits pouvant être assimilés à des flagrants délits. Dans ces circonstances exceptionnelles et s'il y a risque réel que l'action de la justice soit entravée, l'arrestation peut être ordonnée, étant entendu que le détenu sera déféré au tribunal dans les 24 heures au maximum.

26. Il a été demandé si c'est l'Etat lui-même ou ses agents qui sont tenus pour responsables des actes de torture. Au pénal, c'est l'individu qui doit en répondre, la responsabilité pénale étant toujours personnelle, mais la réparation du préjudice incombe à l'Etat. Il existe désormais une jurisprudence en matière de réparation, et le Parlement a approuvé des modalités d'indemnisation administrative aux victimes.

27. Il existe aussi une jurisprudence constitutionnelle en ce qui concerne le rang des instruments internationaux, et la Convention sur la torture a effectivement rang constitutionnel. Répondant à une question sur le caractère exécutoire de la Convention, M. Toro précise que tous les instruments internationaux ont force exécutoire immédiate au Chili - ce qui peut d'ailleurs donner lieu à certains conflits avec la législation interne - dès lors qu'ils ont été incorporés à l'ordre juridique chilien. A cette fin, ces instruments doivent avoir été ratifiés et ensuite approuvés par le Sénat, puis avoir été promulgués par l'exécutif et enfin publiés au Journal officiel, tout comme n'importe quel texte législatif. Ils font dès lors partie intégrante de la législation interne et ont force de loi.

28. Une restructuration de l'armée a été entreprise. Les forces armées sont régies par des lois organiques à caractère constitutionnel et ces lois ne peuvent être modifiées que par une forte majorité au Parlement. Le gouvernement souhaiterait que les officiers de haut rang soient désormais nommés par l'exécutif. Le Parlement chilien est actuellement saisi d'une série de propositions de réformes constitutionnelles tendant notamment à habiliter à nouveau le gouvernement à nommer les commandants en chef des forces armées. A l'heure actuelle, l'exécutif ne peut qu'entériner ou refuser la nomination des officiers de tous rangs. Quant au personnel de la CNI, la police politique de l'ex-régime militaire, il était considéré comme relevant des forces armées mais il n'en sera plus ainsi au-delà de 1994.

29. M. Toro revient sur le sujet des tribunaux militaires car une question a été posée sur leur raison d'être. Le Gouvernement chilien estime que ces tribunaux doivent avoir pour seule attribution d'enquêter sur les délits de caractère militaire commis par les membres des forces armées dans l'exercice de leurs fonctions. Une première tentative a été faite sur le plan législatif pour restreindre la compétence des tribunaux militaires et des progrès ont été réalisés à cet égard; de nouvelles réformes sont également envisagées.

30. M. EL IBRASHI remercie M. Toro des précisions qu'il a apportées au sujet des tribunaux militaires, mais relève que la Cour suprême se serait prononcée en faveur de la compétence de ces tribunaux : dans quelles circonstances et à quel propos a-t-elle ainsi tranché ? Par ailleurs, à propos du droit des victimes de torture d'intenter une action, la question posée concernait plus particulièrement les actions au pénal dans le cas où, par exemple, un procureur déciderait de mettre un terme aux poursuites faute de preuves ou de clore le dossier parce qu'il juge les accusations infondées; la victime présumée peut-elle alors prendre elle-même l'initiative, comme c'est le cas par exemple en Egypte, d'intenter une action en dépit de la décision du procureur ?

31. M. YAKOVLEV a suivi avec intérêt les déclarations du représentant du Chili, pays qui, tout comme le sien, connaît une période de transition. Il constate avec satisfaction que le Gouvernement chilien s'emploie activement à rétablir les droits de l'homme et il rend hommage en particulier au travail de la Commission nationale pour la vérité et la réconciliation; il souhaiterait voir une telle commission mise en place dans la Fédération de Russie.

32. M. Yakovlev voudrait savoir comment est fixé le montant des indemnisations versées aux victimes d'actes de tortures : existe-t-il des règles à cet égard, ou est-ce la victime elle-même qui fixe ce montant ? Quelles dispositions sont prévues, par exemple, en matière de restitution des biens, ou encore en cas d'atteintes durables à la santé ?

33. M. TORO (Chili), répondant à M. El Ibrashi, dit qu'il peut effectivement y avoir conflit de compétence entre deux tribunaux et qu'il appartient alors à la Cour suprême de trancher. Il est arrivé que de tels conflits se produisent entre des tribunaux civils et militaires et que la Cour suprême se prononce en faveur des seconds. La loi 10 947 a été amendée afin notamment d'améliorer la situation des détenus, mais aussi de modifier le fonctionnement de la justice militaire en retirant à celle-ci la compétence sur les actes terroristes et sur une grande partie des délits ayant trait au contrôle des armes. Mais des survivances du passé subsistent dans d'autres textes, notamment dans la loi antiterroriste, dans la loi sur la sûreté intérieure de l'Etat et dans le Code pénal, par exemple en ce qui concerne les réunions et associations illicites. C'est à la lumière de ces textes que les tribunaux militaires ont estimé avoir compétence dans certaines affaires.

34. Cela a été le cas d'une attaque de banque dont s'était rendue coupable une organisation politique qui tombait donc sous le coup de la loi antiterroriste. Il y avait eu des victimes civiles et l'affaire avait été portée devant un tribunal ordinaire; mais un militaire ayant été tué lors de cette attaque, la justice militaire a demandé à être saisie de l'ensemble de l'affaire et la Cour suprême lui a donné raison. Le gouvernement estime pour sa part que cette affaire relevait de la justice ordinaire, sauf en ce qui concerne le décès du membre des forces armées. C'est uniquement la survivance d'une loi plus ancienne qui a amené la Cour suprême à se prononcer comme elle l'a fait, car il ne fait pas de doute que, même si le fonctionnement de la justice militaire s'est amélioré, celle-ci ne garantit pas aussi bien que la justice civile l'accès à un procès équitable et les droits des détenus. De toute façon, toute victime de torture ou de mauvais traitements peut toujours engager des poursuites pénales; or en matière pénale, il existe toujours des voies de recours et les décisions des tribunaux militaires peuvent être révisées par la Cour suprême.

35. En ce qui concerne l'indemnisation des victimes de violations des droits de l'homme, des mécanismes ont été mis en place dès la création de la Commission nationale pour la vérité et la réconciliation et de l'Office national pour l'indemnisation et la réconciliation. Si la victime est toujours en vie, elle peut réclamer le montant nécessaire pour retrouver la situation dans laquelle elle se trouvait avant la violation de ses droits. Si la victime est décédée ou a disparu, ses ayants droit percevront, par exemple, une pension correspondant au salaire que la victime percevait avant son décès ou sa disparition, une bourse d'études ou une allocation pour frais médicaux.

36. En ce qui concerne les biens dont la victime a été dépossédée, les biens meubles restent perdus la plupart du temps. Pour les biens immeubles devenus propriété de l'Etat, la victime (ou ses ayants droit) peut opter pour une solution administrative qui est que les biens restent propriété de l'Etat mais qu'elle-même et ses héritiers en auront l'usufruit. La victime peut aussi opter pour une solution judiciaire consistant à demander aux tribunaux la restitution de ces biens, mais elle risque de ne pas avoir gain de cause, notamment s'il y a eu prescription.

37. Le PRESIDENT remercie la délégation chilienne pour son rapport écrit, son rapport oral et les réponses qu'elle a fournies au Comité.

38. MM. Lillo et Toro (Chili) se retirent.
La séance publique est levée à 17 h 35.
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