Distr.

GENERALE

CAT/C/SR.239
27 novembre 1995


Original: FRANCAIS
Compte rendu analytique de la 239ème seance : Colombia. 27/11/95.
CAT/C/SR.239. (Summary Record)

Convention Abbreviation: CAT
COMITE CONTRE LA TORTURE
Quinzième session

COMPTE RENDU ANALYTIQUE DE LA 239ème SEANCE (PUBLIQUE)

tenue au Palais des Nations, à Genève,
le mardi 21 novembre 1995, à 15 heures


Président : M. DIPANDA MOUELLE



SOMMAIRE

Examen des rapports présentés par les Etats parties en application de l'article 19 de la Convention
(suite)


Deuxième rapport périodique de la Colombie (suite)



La séance est ouverte à 15 h 40.

EXAMEN DES RAPPORTS PRESENTES PAR LES ETATS PARTIES EN APPLICATION DE L'ARTICLE 19 DE LA CONVENTION (point 4 de l'ordre du jour) (suite)

DEUXIEME RAPPORT PERIODIQUE DE LA COLOMBIE (suite) (CAT/C/20/Add.4)

1. Sur l'invitation du Président, la délégation colombienne prend place à la table du Comité.

2. Le PRESIDENT invite les membres de la délégation colombienne à répondre aux questions posées par les membres du Comité à la précédente séance.

3. M. VICENTE DE ROUX (Colombie) précise tout d'abord que si la situation générale de la Colombie semble s'être considérablement dégradée depuis 1988, le Gouvernement colombien a une autre vision des choses. A la fin de la dernière décennie, la situation était en effet très grave, avec un narcoterrorisme en expansion et une intensification de la violence. Mais depuis trois ans, le nombre d'homicides est resté stable ainsi que les indicateurs relatifs aux violations des droits de l'homme. Bien que les chiffres restent scandaleusement élevés, on ne peut pas dire que la situation se soit gravement détériorée au cours de ces quatre dernière années.

4. En ce qui concerne les violations des droits de l'homme proprement dites, selon les ONG, 10 personnes sont tuées par jour en Colombie pour raisons politiques, et une personne disparaît tous les deux jours. Il convient de noter que ces chiffres émanent d'une seule source : le comité Justicia y Paz. Selon le gouvernement, les ONG sont de bonne foi et leur travail est sérieux, mais elles surestiment la part des actes de violence politique par rapport à l'ensemble de la violence qui sévit en Colombie ainsi que le nombre de délits politiques imputables à des membres de la force publique. Un autre organisme indépendant d'enquête, le Centro de Investigación y Educación Popular (CINEP), est parvenu à des conclusions différentes. Selon Justicia y Paz, les actes de violence politique représenteraient 13 à 15 % de l'ensemble de la violence dans le pays, alors que le CINEP situe cette proportion à environ 8 %, chiffre que semblent confirmer les statistiques officielles. En outre, les avis divergent au sujet des auteurs de ces actes. Une étude minutieuse permet de constater que si l'on ne tient pas compte des actes de violence commis en situation de combat, le nombre d'homicides attribuables aux membres de la force publique est nettement inférieur à celui avancé par les ONG. Il ne s'agit pas de minimiser les responsabilités de l'Etat, car il est malheureusement vrai qu'en Colombie, la force publique continue de commettre des violations intolérables des droits de l'homme et d'être mêlée à des cas d'exécutions extrajudiciaires, de disparitions et de torture. Il convient cependant de redonner à ces faits leur dimension véritable. Une meilleure compréhension de la situation permettra aux autorités de la changer.

5. Certes, comme l'ont signalé certains membres du Comité, il existe un contraste entre les normes et structures juridiques et la réalité en Colombie. On pourrait penser que l'Etat ne fait rien pour améliorer la situation, qu'il ne parvient pas à le faire ou qu'il cherche à jeter un voile sur les véritables problèmes. Certes, son action est encore insuffisante, et il importe de renforcer les moyens de lutte contre les violations des droits de l'homme grâce, notamment, à la coopération internationale. Mais il convient également de reconnaître les progrès réalisés par le gouvernement et les résultats encourageants qui ont été obtenus jusqu'à présent. Si la structure normative, symbolique et politique, n'existait pas, la situation serait bien pire encore.

6. M. Vicente de Roux rappelle que l'histoire de la Colombie est marquée par la violence et dit que son pays compte sur l'aide de la communauté internationale et d'organes de défense des droits de l'homme comme le Comité contre la torture pour redresser la situation.

7. En ce qui concerne la structure des pouvoir publics, il convient de noter qu'il existe en Colombie une véritable séparation des pouvoirs. Le pouvoir judiciaire est très indépendant. Les juges des juridictions inférieures et intermédiaires sont nommés par les juges des cours supérieures. La stabilité de leurs fonctions est garantie et le régime disciplinaire qui leur est applicable est administré par les membres du pouvoir judiciaire, sans aucune intervention possible de l'exécutif.

8. Une partie du judiciaire est représentée par le Fiscal General de la Nación, qui est chargé de l'instruction des dossiers et de la mise en accusation et auquel sont subordonnés les magistrats de poursuite. Cette fonction est caractérisée par une grande indépendance et un grand prestige. Le Fiscal General de la Nación a notamment pu faire emprisonner de hauts fonctionnaires d'Etat, parmi lesquels l'ancien ministre de la défense. En aucun cas, le Président de la République ne pourrait lui donner de directives sur la manière de traiter un dossier particulier.

9. Quant au Ministerio Público, il participe à tous les procès pour défendre l'intérêt public et constitue l'autorité disciplinaire pour l'ensemble de la fonction publique. A cet égard, les membres du Ministerio Público peuvent mener des enquêtes préventives, suspendre des fonctionnaires d'Etat dans l'exercice de leurs fonctions, les soumettre à des amendes ou les destituer.
Le Ministerio Público comprend, notamment, les Défenseurs du peuple, présents dans l'ensemble du pays. Ceux-ci reçoivent des plaintes relatives à des violations des droits de l'homme commises par des membres de la fonction publique, qu'ils transmettent aux instances pénales et disciplinaires, c'est-à-dire aux juges, aux Fiscales et aux magistrats de poursuite. Il importe de souligner que le gouvernement n'a jamais exercé de pressions sur les magistrats de la Procurature générale de la nation ou les Défenseurs du peuple pour les influencer dans leurs actes ou leurs décisions.

10. En réponse à des questions sur le rôle du Haut Commissaire pour la paix, l'orateur précise qu'il s'agit d'un poste de haut fonctionnaire créé par le Président actuel, à l'initiative du gouvernement, dans le but de dynamiser la politique de négociation avec les groupes armés. Le Haut Commissaire pour la paix est un personnage très important, ayant rang de ministre avec portefeuille. A l'heure actuelle, ce poste est vacant pour cause de démission. Le Bureau du Haut Commissaire poursuit néanmoins le processus de paix engagé avec un groupuscule, mais les conditions sont actuellement peu favorables à des négociations avec les plus grands groupes de guérilla, dont le M-19. Le Président s'est engagé à nommer un nouveau Haut Commissaire dès que les conditions deviendraient favorables à un dialogue avec la guérilla.
11. S'agissant du paramilitarisme, et plus particulièrement des coopératives de sécurité, les forces armées ont été par le passé autorisées à créer des groupes de paysans armés pour lutter contre la guérilla. Or, le gouvernement s'est rendu compte que ce remède était peut-être plus dangereux que le mal qu'il était censé combattre car les groupes armés, d'abord défensifs, sont vite devenus offensifs, non seulement contre la guérilla elle-même, mais encore contre les sympathisants - réels ou supposés - de la guérilla.

12. Le gouvernement a décidé d'autoriser la création de coopératives de sécurité dans les zones agricoles, calquées partiellement sur les entreprises privées de sécurité en ville. Pour ce qui est des raisons qui ont poussé le gouvernement à créer ces coopératives, M. Vicente de Roux fait valoir que le Gouvernement colombien est assailli de demandes de sécurité provenant surtout des campagnes, où grands propriétaires, petits propriétaires et même paysans pauvres demandent qu'on les protège. A ce propos, M. Vicente de Roux rappelle que la guérilla peut être très cruelle avec les paysans pauvres, qu'elle accuse d'avoir trahi la classe populaire.

13. Le gouvernement fait bien sûr appel à la force publique pour assurer la sécurité, mais ses effectifs - 200 000 hommes - sont très dispersés dans le pays et dès qu'ils se retirent d'une zone, la guérilla s'y réimplante immédiatement. Ne pouvant étoffer cette force publique sans que les autres secteurs de la vie sociale en souffrent, le gouvernement a décidé d'envisager d'autres modalités d'intervention, d'où la création de ces coopératives de sécurité qui opèrent en toute légalité et qui ne sont pas armées, mais sont constituées de volontaires dotés de moyens de communication avec les autorités militaires et la police et qui informent celles-ci des déplacements de la guérilla dans les zones touchées. Des mécanismes très stricts de contrôle ont été mis en place, et on veille scrupuleusement aux antécédents des personnes admises aux coopératives; par ailleurs, leurs fonds sont gérés par l'Etat et, en cas d'augmentation des violations des droits de l'homme dans une zone, les coopératives y sont immédiatement démantelées.

14. L'Etat colombien sait bien que cette solution n'est pas idéale, mais il sait aussi que si la demande de sécurité de la population civile n'est pas assurée de la sorte, elle le sera par d'autres moyens, dont le recours au trafic de stupéfiants.

15. Il est un autre problème qui a suscité de nombreuses questions : celui de la justice et de la police secrètes, qui ont en effet pris une ampleur que le gouvernement ne saurait plus tolérer. Il y a peu de temps, le Ministre de la justice a établi un rapport à l'intention du Congrès faisant des propositions en vue de limiter la sphère de compétence de la justice secrète à trois catégories de délits, à savoir le trafic de stupéfiants, le terrorisme et la rébellion. Ce n'est que lorsque les circonstances le justifieront absolument que le secret sera admis, et ce principe sera par ailleurs apprécié au cas par cas. C'est d'ailleurs là une question sur laquelle le gouvernement accepterait volontiers de travailler de concert avec les organismes internationaux de défense des droits de l'homme.

16. Quant à l'état d'urgence, celui-ci était autrefois très fréquemment décrété : il suffisait pour cela d'invoquer les troubles internes qui, il est vrai, n'ont leur égal dans aucun autre pays d'Amérique latine, et peut-être même dans aucun autre pays du tiers monde. Avec la nouvelle Constitution, le gouvernement doit justifier toute décision de décréter l'état d'urgence et la Cour constitutionnelle surveille de près la situation. Elle a déjà statué, dans un cas précis, que l'état d'urgence proclamé était contraire à la Constitution et le gouvernement n'a pas contesté cette décision. Un décret pris dernièrement dans ce sens par le Président est actuellement devant la Cour constitutionnelle qui se prononcera, au vu des conditions de jure et de facto, sur le bien-fondé de cette mesure.

17. De manière générale, M. Vicente de Roux fait valoir qu'autrefois les états d'urgence étaient nombreux, de durée illimitée et sans contrôle constitutionnel. Ils sont désormais moins fréquents, plus brefs, toujours conformes à la Constitution et placés sous l'étroite surveillance de la Cour constitutionnelle, qui ne subit pas la moindre pression du gouvernement.

18. Quant à la torture et à la manière dont celle-ci est appréhendée au plan légal, cette pratique constitue désormais un délit distinct passible de peines spécifiques, qu'elle intervienne ou non en conjonction avec un autre délit. Il est vrai que lorsqu'il est accompagné d'un délit passible d'une peine plus grande que celle qu'il emporte, le délit de torture n'est pas sanctionné en tant que tel, et que cette subsidiarité nuit peut-être à la perception de sa gravité. Mais cette subsidiarité n'intervient que pour les crimes les plus graves, comme l'enlèvement ou l'assassinat, qui sont passibles de peines de prison de 40 à 60 ans. A cet égard, M. Vicente de Roux prend note du souci manifesté par le Comité de voir disparaître cette subsidiarité pour que la torture puisse être jugée et sanctionnée séparément.

19. En tout état de cause, la torture reste un délit gravissime et les nouvelles peines prévues reflètent cette gravité. En effet, la peine d'emprisonnement qui le sanctionne est passée de 1 à 3 ans à 5 à 10 ans. Cependant, cette peine est alourdie lorsque l'acte vise des hommes politiques, des syndicalistes, des journalistes, des universitaires ou d'autres personnalités de la société civile. On peut se demander les raisons de cette différenciation. En effet, la torture est un crime horrible quelle que soit la victime. Cela dit - et M. Vicente de Roux admet qu'il n'est pas impossible que le Gouvernement colombien fasse là erreur - lorsqu'elle est utilisée comme moyen de lutte politique dans un climat de détérioration des droits de l'homme, le gouvernement se doit de réagir et, pour lutter de manière démocratique contre cette détérioration, il a donc décidé de porter à 15 à 25 ans de prison la peine frappant toute personne reconnue coupable de torture contre une personne appartenant à l'une des catégories citées.

20. Par contre, le Comité contre la torture a raison de s'étonner que le Code pénal militaire continue d'appliquer la peine de 1 à 3 ans de prison. Le nouveau Code militaire, qui est à l'étude, prévoirait la même peine que celle qui est prescrite dans le Code pénal civil.

21. M. SANDOVAL (Colombie) donne des précisions sur les modalités d'établissement de la preuve prévues par le Code de procédure pénale. Il s'agit essentiellement des témoignages et des aveux, deux moments qui peuvent être l'occasion de torture et sont donc assortis de conditions particulières, prévues à l'article 197 du Code de procédure pénale. L'aveu doit notamment se faire en présence d'un fonctionnaire judiciaire et l'intéressé doit avoir été assisté d'un avocat et informé du droit de ne pas s'incriminer lui-même; enfin, son aveu doit être libre et conscient.

22. Pour ce qui est de la valeur de la preuve, tout aveu ou témoignage obtenu sous la moindre pression est irrecevable. Aussi cette obligation enlève-t-elle toute valeur aux dépositions recueillies sous la torture. Par ailleurs, le Procureur général est tenu de veiller à l'application des normes pénales.

23. Revenant sur les propos de M. Sandoval, M. VICENTE DE ROUX rappelle que, le plus souvent, c'est entre l'interpellation et la mise à la disposition des juges que la torture risque d'intervenir, cette pratique étant rarissime aux stades ultérieurs de la procédure. Par ailleurs, si l'on étudie les plaintes déposées par des particuliers ou des organisations non gouvernementales, on constate que - du moins depuis 5 ou 6 ans - personne n'a été condamné sur la foi d'aveux obtenus sous la torture.

24. Les membres du Comité se sont inquiétés de l'existence de tribunaux militaires et M. Vicente de Roux souhaite apporter quelques précisions supplémentaires. Il existe en effet un conflit de compétence entre la justice pénale civile et la justice pénale militaire, mais le pouvoir judiciaire lui-même hésite sur le système à adopter. Le Président de la République a été saisi de cette question et une Commission de réforme du Code pénal militaire examine également ce point. Une des propositions, qui est essentiellement celle du secteur civil, représenté par les organisations non gouvernementales, consiste à exclure de la compétence des tribunaux militaires les crimes graves de violation des droits de l'homme, et donc la torture, mais aussi les disparitions forcées. Une autre proposition consisterait à établir une norme établissant la compétence des tribunaux civils pour tout délit exclu du ressort des instances militaires par les conventions ou traités internationaux que la Colombie serait appelée à signer. Le Gouvernement colombien étudie actuellement avec beaucoup d'attention cette question fort délicate. En effet, les militaires sont très jaloux de leurs prérogatives et craignent une politisation de la justice ordinaire.

25. En ce qui concerne le "devoir d'obéissance", contrairement aux craintes exprimées par M. Gil Lavedra, l'article 91 de la Constitution colombienne dispose ce qui suit : "En cas d'atteinte manifeste à un principe constitutionnel au détriment d'un tiers, le fait que l'ordre ait été donné par un supérieur n'exempte pas l'agent de l'Etat qui l'a exécuté de toute responsabilité. Cette disposition ne s'applique pas aux militaires en service. En ce qui les concerne, la responsabilité repose uniquement sur le supérieur qui a donné l'ordre". Cependant, cette disposition ne constitue pas une source d'impunité. Si à première vue l'article 91 semble pouvoir être invoqué pour exonérer la responsabilité d'un militaire commettant sur ordre une violation très grave des droits de l'homme comme la disparition forcée ou la torture, tel n'est en fait pas le cas. En effet, d'une part sur le plan interne, la Constitution de 1991 assigne à l'Etat certaines fins telles que servir la communauté et assurer l'effectivité des principes, droits et devoirs énoncés dans la Constitution - son article 3 reconnaissant la primauté des droits inaliénables de la personne et son article 12 consacrant expressément le droit à ne pas être soumis à la disparition forcée et à la torture; d'autre part, en vertu de l'article 93 de la Constitution, les traités et accords internationaux ratifiés par la Colombie qui consacrent les droits de l'homme l'emportent sur la norme interne. Or la Colombie a notamment ratifié la Convention de 1959 pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui exclut le devoir d'obéissance comme source d'exonération de la responsabilité. En conséquence il est permis d'affirmer qu'en Colombie le devoir d'obéissance ne peut être invoqué pour dégager sa responsabilité en cas de commission d'un crime contre l'humanité, catégorie dont font partie la torture et la disparition forcée.

26. M. Gil Lavedra a estimé qu'il serait souhaitable de modifier le deuxième paragraphe de l'article 91 de la Constitution afin d'y indiquer expressément que pour un crime contre l'humanité tant le donneur d'ordre que l'exécutant sont tenus responsables. Dans la conjoncture colombienne actuelle, une telle éventualité est difficilement envisageable car le climat politique et social actuel n'y est guère propice, au contraire. En particulier, les parlementaires colombiens tendent à adopter, à l'égard des droits de l'homme, une attitude restrictive qui s'explique en partie par les risques permanents auxquels ils sont exposés lorsqu'ils doivent se rendre sur le terrain pour faire campagne. La guérilla commet des attentats contre eux, les empêche d'accéder à leur base électorale ou leur impose des accords pour leur permettre cet accès; ainsi, le membre de la Chambre des représentants assumant la fonction de rapporteur pour le projet de loi sur la réforme de la justice pénale militaire est hostile à plusieurs des propositions progressistes avancées par le gouvernement et ce dernier a déjà essuyé un échec devant le Congrès en ce qui concerne la loi sur les disparitions forcées.

27. Pour ce qui touche à la formation des membres des forces de l'ordre, il convient de souligner que la loi 62 de 1992 portant restructuration de la police nationale a centré l'activité de celle-ci sur la protection des droits fondamentaux des personnes et a réorganisé la formation policière autour de la thématique des droits de l'homme. En outre les autorités civiles, notamment le Défenseur du peuple, ont amplifié leurs activités pédagogiques à l'intention des membres des forces de police et des forces armées. Les programmes d'enseignement des établissements de formation de sous-officiers et d'officiers n'ont cependant pas encore été remaniés en profondeur, malgré la multiplication des conférences et séminaires relatifs aux droits de l'homme. Le gouvernement entend s'attacher à remédier à la situation à brève échéance.

28. S'agissant du personnel médical, il existe un enseignement d'éthique médicale dans les facultés mais rien de plus et les établissements de formation des différentes catégories de fonctionnaires civils ne dispensent pas encore systématiquement un enseignement concernant la lutte contre la torture. Pour être admis au baccalauréat il faut toutefois justifier d'au moins 50 heures d'études constitutionnelles. Il est organisé, parallèlement, des cours d'instruction civique.

29. Il n'existe pas en Colombie de système de surveillance visant à éviter que les personnes placées en détention soient soumises à la torture. Mais dans l'exercice de leurs fonctions, les magistrats d'instruction enquêtent sur ces cas et les procureurs poursuivent leurs auteurs; par ailleurs le procureur général et le Défenseur du peuple exercent une surveillance sur les établissements pénitentiaires. Cela étant, il faut reconnaître l'inexistence de méthodes, mécanismes et institutions spécifiques ayant pour mission de lutter contre la torture - état de choses qui tient au grand nombre de problèmes se posant dans le domaine des droits de l'homme. Le Gouvernement colombien est désireux de collaborer avec le Comité contre la torture et les autres organismes du système des Nations Unies pour y remédier. La Colombie s'est toutefois déjà dotée d'un centre spécialisé dans le traitement et la réadaptation des victimes de la torture car cette pratique y constitue sans doute la violation la plus grave des droits de l'homme et tant la société civile que l'Etat sont très sensibilisés à cette question.

30. Le nombre des condamnations prononcées par les tribunaux pénaux militaires, qui sont compétents pour connaître des infractions commises en relation avec le service, est très faible - moins d'une dizaine au cours des deux dernières années. En revanche la Procurature a été beaucoup plus active et des sanctions en rapport avec la torture ont été prononcées dans des dizaines de cas.

31. Pour ce qui a trait à l'indemnisation, cette question fera l'objet d'un rapport écrit détaillé. En Colombie, les juridictions du contentieux administratif, qui s'inspirent pour l'essentiel du modèle français, sont très dynamiques. Les tribunaux administratifs peuvent prononcer la nullité d'un acte de l'exécutif ou condamner l'Etat à réparer des faits qui lui sont imputables. En l'espace de trois ans, les tribunaux administratifs ont condamné les pouvoirs publics à payer des indemnités d'un montant total de 60 millions de dollars pour des dommages infligés à des particuliers par des agents de l'Etat. La majorité de ces affaires concernaient des actes ou omissions de la part de membres des forces de l'ordre et une petite partie seulement des faits de torture.

32. On reproche souvent à la justice pénale militaire colombienne d'acquitter les auteurs d'atteintes aux droits de l'homme, en faisant valoir que les tribunaux administratifs, eux, condamnent l'Etat pour ces violations. Cet état de choses tient à deux facteurs : d'une part, certains problèmes structurels inhérents à la justice pénale militaire colombienne entravent les enquêtes et le châtiment des auteurs de violations; d'autre part, une condamnation pénale exige l'identification incontestable du membre des forces de l'ordre responsable de la violation ainsi que des éléments de preuve rigoureux alors que pour la condamnation de l'Etat à verser des dommages il suffit d'établir que le préjudice est imputable à un agent de l'Etat et les preuves exigées sont moins rigoureuses. Il en va de même pour les sanctions disciplinaires prononcées par la Procurature générale, qui mettent en oeuvre une procédure moins exigeante.

33. Pour ce qui est des relations entre l'Etat colombien et les ONG, lors de son accession au pouvoir l'actuel Président de la République a donné instruction à tous les fonctionnaires de pratiquer la politique de la porte ouverte à l'égard des ONG s'occupant des droits de l'homme. En conséquence, les administrations publiques examinent les rapports qui leur sont soumis par les ONG, écoutent leurs propositions, recherchent un terrain d'entente et s'attachent à dégager les principaux points à examiner dans le domaine des droits de l'homme. Une concertation avec les ONG s'est ainsi établie dans le cadre de diverses commissions, notamment la Commission de réforme du Code pénal militaire, la Commission d'enquête sur les événements de Trujillo ou la Commission chargée des enquêtes sur différents massacres. Plus récemment, les ONG ont été associées aux travaux de la Commission chargée d'examiner l'ensemble de la question des droits de l'homme mais malheureusement elles s'en sont retirées il y a deux mois en signe de protestation quand le gouvernement a proclamé l'état de troubles intérieurs.

34. Le Gouvernement colombien estime que les ONG effectuent un travail sérieux et courageux dans leur dénonciation de cas concrets de violation des droits de l'homme et qu'elles agissent de bonne foi. Néanmoins, elles tendent aussi à surestimer tant le niveau global de violence que la part de la violence politique dans cette violence globale; elles auraient aussi tendance à exagérer le rôle des pouvoirs publics dans la création et le fonctionnement des groupes paramilitaires, y voyant une stratégie de l'Etat alors que ce problème trouve davantage son origine dans la société civile elle-même. Les ONG signalent en revanche à juste titre l'existence de relations illégales entre certains membres des forces de l'ordre et des groupes paramilitaires. Malgré ces divergences de vues et certaines tensions inévitables, le gouvernement et les ONG sont parvenus à oeuvrer de concert dans nombre de cas pour identifier certains problèmes et les surmonter. De nombreuses commissions rassemblent même des représentants d'ONG et des représentants des forces armées et des forces de police. Le Gouvernement colombien espère pouvoir approfondir sa collaboration avec les ONG.

35. M. SANDOVAL (Colombie) rappelle qu'au cours des dix dernières années la Colombie a connu un processus de développement accéléré qui a engendré des contradictions profondes à l'origine de certaines atteintes graves aux droits de l'homme, imputables non seulement à l'Etat mais à d'autres agents. En l'occurrence, il existe une forte asymétrie puisque dans une république démocratique comme la Colombie, l'Etat s'efforce de s'acquitter de sa mission dans le respect de la Constitution et de la loi sans pouvoir toujours éviter certains excès ou abus et omissions graves. Les autres auteurs d'atteintes aux droits de l'homme, notamment les criminels organisés, se rendent coupables de violations systématiques qui ne suscitent pas toute l'attention voulue de la communauté internationale.

36. En ce qui concerne les cas particuliers, M. Burns a mentionné l'affaire Sandra Catalina Vásquez Guzmán, fillette de 10 ans violée et assassinée le 28 février 1993 dans un poste de police de Bogota. Au terme d'une enquête difficile menée par la Fiscalía General de la Nación, le policier auteur de ce crime a été confondu et est passé aux aveux. Le Directeur général de la police a présenté des excuses à la nation pour cet épisode tragique. Dans le cadre de la réforme de la police a été créé le poste de Comisionado para la policía nacional dont la mission est de remédier à la série de graves problèmes qui s'est posée au sein de la police. Des mécanismes de contrôle existent également au sein des forces armées.

37. Pour illustrer à quel point la situation des droits de l'homme en Colombie est parfois présentée de manière tendancieuse, M. Sandoval rappelle un épisode qui a à l'époque beaucoup ému l'opinion publique, notamment en France. En 1993, un documentaire sur le trafic d'organes a fait beaucoup de bruit et valu à son auteur, une journaliste française, l'octroi d'un prix fort convoité. Dans ce documentaire, il était rapporté qu'un enfant de 13 ans avait subi abusivement un prélèvement d'yeux et qu'une importante clinique de Bogota avait à cette occasion servi d'intermédiaire dans un trafic illégal d'organes. Ce reportage marqué d'un goût du sensationnel a gravement nui au renom de la Colombie. Par l'intermédiaire de l'ambassade de Colombie à Paris, l'enfant a été examiné dans un service prestigieux de l'Hôtel-Dieu de Paris, et les médecins ont constaté, après examen approfondi, que l'enfant avait été victime d'un processus infectieux qui avait abouti à la perte de ses yeux et non d'un trafic illicite d'organes ainsi que la journaliste l'avait affirmé.

38. Revenant sur le cas du général Avril déjà évoqué par Mme Carrizosa, M. Sandoval souligne que son pays est particulièrement attaché, et depuis fort longtemps, au droit d'asile destiné à protéger les personnes persécutées pour leurs convictions politiques ou idéologiques. Il va sans dire que pour la Colombie, le droit d'asile se limite aux délits politiques ou d'opinion et qu'il est exclu qu'il soit appliqué dans le cas de personnes poursuivies pour délit de droit commun. S'agissant du général Avril, les autorités colombiennes n'avaient pas été informées qu'il faisait l'objet de poursuites pour tortures infligées ou ordonnées par lui. Il est bien évident, si une personne a demandé l'asile pour un délit politique et qu'il s'avère ensuite qu'elle est poursuivie pour un délit de droit commun, que le droit d'asile ne sera plus applicable et que les autorités pourront refuser l'asile a posteriori.

39. Mme CARRIZOSA (Colombie) est en mesure d'apporter au Comité quelques précisions sur les raisons pour lesquelles son gouvernement a accordé l'asile au général Avril. En cette matière, ce sont les dispositions des Conventions sur l'asile de La Havane et de Montevideo, auxquelles la Colombie et Haïti sont parties, qui s'appliquent. Le Gouvernement colombien s'est conformé à ces dispositions dans la mesure où, à l'époque, il n'y avait pas en Haïti de poursuites engagées contre l'intéressé, qui vivait tranquillement dans ce pays depuis un an et demi. Lorsque le général Avril a demandé l'asile, la Colombie a approché les autorités haïtiennes qui n'ont signalé aucune action judiciaire ouverte à son encontre. A ce jour, elle n'a reçu aucune communication officielle allant dans un sens différent.

40. Au départ, la Colombie a accordé au général Avril la protection diplomatique, puis elle a considéré que les circonstances autorisaient l'octroi de l'asile, d'autant plus qu'entre 1990 et 1993, le général Avril avait passé trois années paisibles aux Etats-Unis sans faire l'objet d'aucune poursuite judiciaire. Un autre élément qui a pesé dans cette décision était l'urgence de la situation : le général Avril s'étant réfugié dans l'ambassade de Colombie en Haïti, lorsque la police a investi sa maison, l'ambassadeur s'est trouvé devant une situation de fait et a dû agir sous la pression des événements, alors qu'une grande tension régnait en Haïti et qu'il lui est apparu que le général était en danger. Il a également jugé que sa présence dans les locaux de l'ambassade constituait un danger pour les membres de la Mission, qui étaient exposés aux représailles de la population. Le Gouvernement colombien, n'ayant été avisé d'aucun élément qui s'y opposait, a donc octroyé l'asile au général Avril.

41. M. VICENTE DE ROUX (Colombie) précise, en réponse à une question posée à la séance précédente, que l'article 679 du Code pénal colombien se réfère explicitement aussi bien aux tortures physiques que psychologiques. Pour ce qui est de la question de l'indemnisation du préjudice moral, ce sont les tribunaux administratifs qui ont à connaître d'éventuelles actions intentées contre l'Etat et qui peuvent condamner celui-ci à dédommager les particuliers pour les préjudices occasionnés par des fonctionnaires. Pour ce qui est du préjudice matériel, l'indemnisation équivaut au montant total effectif du préjudice subi ou, le cas échéant, à un montant probable établi selon un barème - par exemple, l'équivalent du revenu moyen annuel en fonction de la profession exercée par le plaignant. Pour les préjudices moraux, l'indemnisation peut atteindre jusqu'à l'équivalent en pesos de 2 000 grammes d'or. Lorsqu'il s'agit d'indemniser des parents plus ou moins proches, par exemple en cas de décès, les montants sont moindres et varient en fonction du lien de parenté; eux aussi sont fixés en fonction d'une valeur de référence en or et versés en pesos.

42. Mme ILIOPOULOS STRANGAS aimerait en savoir davantage sur la procédure engagée en ce qui concerne l'assassinat de la petite Sandra Vásquez Guzmán.

43. M. SANDOVAL répond que le coupable a été appréhendé le 12 octobre 1995, qu'il est actuellement en prison et que la procédure pénale suit son cours.

44. M. SORENSEN sait gré à la délégation colombienne de toutes les précisions qu'elle a apportées. Il note que la Colombie s'est montrée très désireuse de recevoir une assistance en matière de droits de l'homme : il faut savoir que le Centre des Nations Unies pour les droits de l'homme met à la disposition des pays ses services consultatifs, notamment en matière de réadaptation des victimes de la torture. Il faut aussi rappeler qu'il existe un Fonds de contributions volontaires des Nations Unies pour les victimes de la torture, auquel la Colombie pourrait, si elle ne le fait déjà, décider de contribuer. Ce fonds en a grand besoin et la Colombie marquerait ainsi son respect à l'égard des victimes.

45. M. BURNS remercie la délégation colombienne pour les nombreuses précisions apportées au sujet du général Avril. Il reste à éclaircir un point essentiel : en tant qu'Etat partie à la Convention contre la torture, la Colombie sait maintenant qu'il semblerait que le général Avril, qui a été inculpé aux Etats-Unis, soit peut-être coupable du crime de torture. Les autorités colombiennes doivent maintenant examiner quelles sont leurs responsabilités au regard des articles 6 et 7 de la Convention et agir en conséquence.

46. S'agissant du décès de la petite Sandra Vásquez Guzmán dans les locaux d'un commissariat de police, ce qui est préoccupant, c'est le fait que le chef de la police du lieu a immédiatement affirmé publiquement, sans qu'il y ait eu enquête, que c'était le père de l'enfant qui était coupable. Cela est à rapprocher d'un incident où deux jeunes officiers de la marine ayant révélé des infractions commises par un groupe de sécurité, le juge à qui ils s'étaient confiés les a immédiatement inculpés de diverses infractions à la discipline. La question qui se pose ici d'une manière générale est de savoir si l'institution (à savoir en l'occurrence les autorités de police) est tenue de mener une enquête en bonne et due forme sur les agissements de ses membres, ou si elle se contente de rechercher un bouc émissaire.

47. M. VICENTE DE ROUX, revenant sur le cas du général Avril, rappelle que les autorités n'ont reçu aucune information officielle concernant des poursuites pour torture engagées à son encontre. Le Comité a maintenant soulevé le problème et la délégation colombienne fera part à son gouvernement avec toute la diligence voulue des inquiétudes du Comité. Il ne fait aucun doute que la Colombie honorera les engagements internationaux auxquels M. Burns a fait allusion.

48. S'agissant de la fillette assassinée dans un commissariat de police, il est vrai que l'enquête s'est d'abord orientée vers le père de l'enfant, mais ce n'était pas dans le but de trouver un bouc émissaire car il existait des éléments pouvant faire penser que c'était lui le coupable. Cet homme avait eu un comportement violent avec la mère de l'enfant et avec l'enfant elle-même, et sa manière d'être en tant que policier était de nature à confirmer ces soupçons. De plus, la fillette était entrée au commissariat à la recherche de son père et l'on pouvait penser qu'elle l'y avait trouvé. Il faut préciser que l'effectif du commissariat en question est de 120 policiers et qu'aucun indice ne permettait de soupçonner l'un d'eux, mis à part le père, que sa propre femme avait d'emblée accusé d'être le coupable. Lorsque des indices techniques ont permis d'établir que le père n'était pas le violeur et l'assassin de la fillette, l'enquête s'est orientée vers les autres membres du commissariat : il s'en est suivi des recherches fort longues et minutieuses, car il a fallu interroger, dans le respect de leurs droits, tous les policiers affectés à ce commissariat. L'enquête a en fin de compte permis d'identifier le coupable, un jeune policier présentant de graves problèmes psychologiques, qui est passé aux aveux et est actuellement incarcéré.

49. Mme CARRIZOSA précise, à propos de l'intervention de M. Sorensen, que le Gouvernement colombien a sollicité l'aide des services consultatifs du Centre pour les droits de l'homme. Il a été convenu que la Colombie accueillerait à intervalles réguliers plusieurs rapporteurs thématiques chargés d'examiner la situation dans les domaines des droits de l'homme qui posent le plus de problèmes en Colombie : la torture, mais aussi les exécutions extrajudiciaires et l'impartialité de la justice notamment. La Colombie a créé une commission chargée d'examiner et de mettre en oeuvre les recommandations formulées par ces rapporteurs. Le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme ayant offert d'envoyer un spécialiste du Centre afin d'identifier les problèmes les plus urgents, il est question d'associer ce dernier aux travaux de la commission susmentionnée. La Colombie place de grands espoirs dans cette collaboration.

50. Le PRESIDENT remercie la délégation colombienne de toutes les précisions apportées et de la franchise avec laquelle elle a répondu aux questions posées. Le Comité lui fera connaître lors d'une séance ultérieure les conclusions et recommandations qu'il aura formulées à propos de son deuxième rapport périodique.

51. La délégation colombienne se retire.

La séance est levée à 17 h 55.

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